ZOOM SUR Entretien avec Zabou Breitman

Le titre de votre nouvelle création provient d’une réplique de la pièce La Compagnie des Spectres de Lydie Salvayre que vous avez adaptée en 2010 et dont vous dites qu’elle vous a obsédée jusqu’à créer ce spectacle aujourd’hui…
Ça n’a pas été linéaire, et pas une obsession, plutôt une présence, mais cette phrase s’est sédimentée dans mon esprit, s’est frayée un chemin petit à petit jusqu’à aboutir à cette nouvelle création. J’aime bien l’idée de partir d’une phrase du spectacle précédent pour en initier un nouveau. Pas en général, juste là, en particulier.

 

Cette création se base sur un montage de textes, comme pour des Gens, la pièce que vous avez montée autour des documentaires de Raymond Depardon. Quels sont ces textes et comment établissez-vous le lien entre eux ?
C’est un mélange de textes autour de ce qu’on appelle rapidement « folie » mais pas seulement la folie des hôpitaux psychiatriques, celle aussi du surréalisme, de la poésie, la folie du bouffon shakespearien jusqu’à celle de l’absurde… J’emprunte des textes à Tchekhov, des images à Lewis Carroll, quelques phrases de Shakespeare sont disséminées tout au long du spectacle. À cela je mêle d’autres matériaux : des œuvres télévisuelles comme le documentaire sur la clinique de La Borde (réalisé par Igor Barrère en 1977, ndr.).

Ces documents possèdent le langage propre à leur époque, le documentaire des années soixante-dix, fait parler les patients d’une façon plus délicate, enrichie d’un vocabulaire assez châtié.

C’est très intéressant, de voir comment parfois le « fou » et le « médecin » parlent, se parlent, on se dit qu’on pourrait intervertir les rôles. C’est ce que fait dire Tchekhov au médecin dans sa nouvelle La Salle n°6. Interpellé par un patient qui s’interroge sur la justification de son enfermement, le personnage assène : « du moment qu’il existe des prisons et des asiles d’aliénés, il faut qu’il y ait quelqu’un dedans. Si ce n’est vous, c’est moi ; si ce n’est moi, c’est quelqu’un autre. » Au fond, il suffit de changer l’entonnoir de tête !

 

Comment intégrez-vous cette dimension documentaire ?
Je ne voulais pas suivre tous les témoignages de ces documentaires mais m’inspirerdèlement de la teneur des textes et d’attitudes de certaines séquences, car cette dimension là est importante dans la forme que j’ai choisie pour ce spectacle. Ce qui m’intéresse, c’est en effet de lier le geste à la parole pourproduire des situations hyperréalistes, qui au bout du compte sonnent comme surréalistes. Il me semble que lorsqu’on reproduit, comme un calque, une scène de vie, et qu’on la transpose sur le plateau, il naît une bizarrerie, un vertige. Comme si cette reproduction ultra identique faisait surgir toute la folie de l’existence humaine.

 

La folie, ou en tous cas une forme de déraison, est un thème présent dans certaines de vos œuvres : le personnage de la mère dans La Compagnie des Spectres, donc, mais on pense aussi à la défaillance de mémoire dans votre film Se souvenir des belles choses
Oui, effectivement, depuis mon premier film jusqu’à aujourd’hui, je rôde autour d’un même intérêt. Et je l’aborde souvent dans une approche entre hyperréalisme, surréalisme, et fantaisie. Ce qui me relie à ce sujet c’est la dimension forcément humaine de la folie. Car finalement il y a très peu de fous furieux chez les « fous », une bonne partie des malades « de la tête » vivent des angoisses et des troubles qui peuvent parfois traverser les gens « normaux ».

Si je relis mes poèmes d’enfant, c’est un sujet qui m’habite depuis que je suis très jeune. Il me semble que ce sujet étant lié à l’absolu, à la mortalité, on est au cœur de l’être, de la fabrication de l’improbable, de cette magie fragile de l’humain.

 

On se dit que ce sujet vous va bien, car dans la folie il y a ce fragile équilibre entre gravité et légèreté, un registre dont vous faites preuve en tant qu’actrice ou metteur en scène à travers les œuvres que vous interprétez ou initiez…
À mes débuts, j’avais 25 ans, Roger Planchon évoquait ma « fausse légèreté », je n’étais passûre du compliment. J’en suis fière aujourd’hui, si j’ai bien compris… Ce spectacle est forcément très drôle mais pour des raisons qu’on n’arrivera pas forcément à définir. C’est ça qui me plaît : on est hors du comique et ça fait rire. Ça fait vraiment rire mais on ne sait pas vraiment bien pourquoi. C’est vertigineux. Je me rappelle les représentations de des Gens d’après Raymond Depardon qui fonctionnait de la même manière : le public riait à gorge déployée et à une phrase, un geste, se taisait, saisi, troublé. C’est tellement subtil ce basculement-là. Mes jeunes interprètes ont d’ailleurs été surpris de provoquer ça, bien que je les aie prévenus, lors d’une présentation du projet en devenir. C’est dans ces moments-là qu’on entend aussi l’intelligence du spectateur, c’est là qu’on la sollicite. On est en face d’un miroir, et chacun y reçoit cette vie là, comme il peut. Certains rient plus, certains ont envie de pleurer, mais ils sont tendus vers les vies de la scène.

Est-ce le spectacle le plus libre et « poétique » sur lequel vous ayez travaillé ?
Je l’espère sincèrement. Cela dit, je ne pense pas que l’on puisse s’autoproclamer« poète ». Sur les films que je réalise, je n’arrive pas toujours à avancer avec autant de liberté que sur les pièces, les enjeux financiers et le nombre d’intervenants sont très différents. Le temps de fabrication également, puisque je me suis donnée deux ans pour parfaire ce spectacle. Ça fait longtemps que je n’ai pas ressenti cette liberté, peut-être sur les films ou les spectacles comme Se souvenir des belles choses, des Gens, ou L’Hiver sous la table. La présence des jeunes interprètes renforce cette sensation diffuse, confuse, de liberté, car leur jeunesse m’empêche de travailler dans le confort, ils m’apportent une fraîcheur absolue, et un indéniable talent.

 

Vous avez effectivement engagé quatre jeunes comédiens, deux garçons, deux filles : ce choix correspond à votre approche de la folie qui peut s’apparenter aussi à l’innocence, l’inconscience de la jeunesse ?
C’est effectivement ça qui est nouveau, pour moi : travailler avec des acteurs très jeunes : ils ont entre 21 et 24 ans. Ces quatre- là font un travail formidable, possèdent une faculté d’adaptation incomparable, ils se sont mis à l’acrobatie, à la danse, au yoga, leur investissement est très émouvant. Lorsqu’on est jeune, on est capable de faire des « folies » et plus l’on vieillit plus on canalise notre personnalité, nos sentiments… Oui, les jeunes enfants font des « conneries » ou sont en décalage. Ça s’apparente réellement à de petites folies, qui sont toujours très poétiques, et bouleversantes. J’ai redécouvert récemment certaines interprétations de Zouk : elle imitait les petits enfants comme personne et elle les jouait, vraiment, ou plutôt elle devenait eux. Elle cerne comme personne le temps, le rythme de ce qui est dit, l’importance de l’intuition sur les choses que s’approprient les enfants avant de pouvoir les nommer. On se demande parfois pourquoi ses sketches nous touchent autant, cette magie résiste à l’analyse. J’aimerais dans ce spectacle, inclure la voix de Zouk qui dans une interview alors qu’elle a vingt ans, parle de la dureté des adultes envers les enfants. Et m’inspirer d’elle pour une séquence. Mais j’y travaille encore, alors ça reste un élan…

 

L’aspect visuel a beaucoup d’importance dans cette pièce, avec notamment une scénographie sous l’influence de plasticiens comme le Chinois Yung-Biau Lin qui travaille la série, l’accumulation…
Mes spectacles ont toujours été très visuels mais celui-ci est peut-être un peu plus conceptuel que les précédents. Par exemple, les tapis roulants qu’utilise cette scénographie étaient déjà présents dans Blanc avec Isabelle Carré. Sur ce spectacle notamment, on travaille sur des transformations à vue des vêtements, avec Cédric Tirado de l’Opéra de Paris, un amoureux des matières de tissus que j’ai rencontré lors de mon opéra L’Enlèvement au sérail. La différence c’est que sur ce spectacle la grande scène est impérative : les personnages doivent apparaître petits dans un grand univers. Il faut un grand vide au dessus de leur tête. C’est fondamental, ce rapport sensible qu’ils entretiennent avec l’espace. Globalement, on peut dire qu’avec le montage de textes, sa dimension dansée, l’acrobatie, le chant, ce spectacle est une variation sur le déséquilibre.

 

Logiquimperturbabledufou : pourquoi ce titre écrit d’un trait, sans espaces entre les mots ?
La phrase se lit d’un jet, comme si une personne l’avait écrite d’une écriture automatique, de manière intuitive. De cette façon, le titre est comme un cadavre exquis, une technique que j’utilise dans la mise en scène, où l’on passe d’une séquence à l’autre, sans transition classique. Dans cette phrase, le mot « imperturbable » est fascinant, associé à fou, les associations de mots de Lydie Salvayre ont toujours des résonnances vastes… Ici, on se situe chez les fous, et le fou a raison : c’est ça la « logique imperturbable ». Quelqu’un de « sensé » peut être parfois mieux raisonné qu’un fou qui reste dans un déni, dans une pensée absolue, et qui ne peut être contredit. D’ailleurs, la première chose qu’on annonce aux patients qui entrent dans un hôpital psychiatrique c’est : « vous n’êtes pas bien du tout » pour leur faire intégrer que leur norme n’est pas celle qui convient à la vie en société, qu’il est dangereux pour les autres ou pour lui-même. Jusqu’où cet avertissement, qui fige les positions du malade et du personnel soignant, est-il juste ?

Cela dit, comme l’écrit Tchekhov, ne sommes- nous pas tous plus ou moins atteints de ces névroses bien ancrées, dans cette « logique imperturbable » dont on parle…

Qui porte l’entonnoir ?

Propos recueillis par Hervé Lucien

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